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Rejean

Mémoire présenté au Bureau d’Audiences Publiques Environnementales (BAPE)
dans le cadre des enquêtes sur l’état des lieux et la gestion de l’amiante et des résidus miniers amiantés

par Sylvie Provost, fille d’une victime décédée en 2017.


Madame et messieurs les commissaires, Je m’adresse à vous aujourd’hui pour vous faire part du drame horrible que doit vivre une victime et sa famille à l’annonce de la maladie d’amiantose et de tout le processus judiciaire qui s’en suit.


Mon père a appris le 8 juin 2016 être atteint d’amiantose. Un choc brutal pour toute la famille. Le début d’un enchainement d’examens médicaux avec le CMPP. Il était très faible, fragilisé par la maladie et très vulnérable. Il avait peur. Lors du diagnostic du CMPP, il n’a pas compris ce qui se passait, je l’ai saisi à la fin quand il a demandé aux pneumologues, les yeux dans l’eau : Quelles pilules vous allez me donner pour guérir?


Tout le monde était mal à l’aise, il n’avait pas compris. Les pneumologues lui ont répété qu’il n’y en avait pas. Que ce qui va l’aider le plus c’est l’oxygène. Ce fut très bref comme explication. Personne n’a osé lui dire qu’il allait mourir, mais tout le monde savait même lui, mais il n’a pas voulu l’entendre. C’était en septembre 2016.


On est reparti en silence et nous n’en avons pas reparlé avant le mois de novembre, mon père ne voulait pas. À ce moment commence l’enchainement des hospitalisations, l’intégration de l’oxygène et la répétition de ses détresses respiratoires. Tout ceci fut horrible à vivre. À chaque crise il voulait mourir. Il perdait toute son autonomie, se sentais comme un chien enchainé à son oxygène. Il n’avait plus aucune qualité de vie, terminé pour lui le billard, sa sortie au restaurant le dimanche, et ses parties de bingo, un de ses petits plaisirs. Et surtout il ne pouvait plus conduire. Il est devenu dépendant. La mort l’attendait, dans le couloir à respir, avec chaque respiration qu’il n’était pas capable de prendre.


Nous avons été très bien accompagnés par les agents de la CNESST. Ces femmes ont été formidables offrant à mon père tous les services dont il avait besoin lorsque sa condition se détériorait. J’avais un contact direct avec elles et souvent dans la journée même elles nous trouvaient une solution. Nous nous sentions supportés.


Mais, le 15 juin 2017 à 10h30 tout s’est arrêté. Mon père est décédé, noyé dans ses poumons. Un moment horrible dont les images ne s’effaceront jamais de nos mémoires.


Et le comble dans tout ça, toute l’aide que l’on recevait c’est arrêté du même coup. L’avocat du syndicat de l’entreprise à laquelle il a cotisé pendant 42 ans, nous a annoncé qu’il ne pouvait plus représenter mon père car il est décédé et que le syndicat ne représente que les membres vivants. Les services avec la CNESST se sont arrêtés aussi abruptement, sauf pour les déboursés relatifs aux funérailles.


Nous nous retrouvions seules, ma mère, ma sœur et moi. Désemparées, après avoir été si bien accompagnées.


De surcroit, l’employeur conteste la décision de la CNESST en affirmant que mon père n’était pas atteint d’amiantose.


J’ai tenté d’obtenir de l’information, de l’aide de la CNESST pour savoir comment ça se passe devant le tribunal. Est-ce que quelqu’un peut m’accompagner ou à tout le moins m’informer? Cela ne fait pas partie de leur mandat. Mais on me rassure en m’affirmant qu’avec le dossier du CMPP, le certificat de décès et tout le dossier de l’hôpital, je détiens toute ma preuve, que c’est suffisamment complet, que je n’aurai rien d’autre à faire que de me présenter en cours et que c’est le juge qui va examiner le dossier, qu’il est habitué et de ne pas m’inquiéter. Qu’il ne sert à rien de prendre un avocat, qu’il nous en coûtera trop cher et que ça ne vaut pas la peine. L’angoisse m’envahit. Je vis énormément de colère de ce peu d’informations et de supports. C’est ma santé qui dégringole face à tout ça.


J’ai rencontré quelques avocats, mais leur méconnaissance de cette maladie ne m’inspirait pas confiance. Ils voulaient que je leur donne de l’argent avant même d’avoir lu le dossier. Et me faisait des promesses auxquelles je n’ai pas cru.


Quelques jours avant la première audience j’ai reçu le rapport d’expertise écris par le Dr xxxxx médecin expert de l’employeur, xxxxx.


Ouf ! J’ai réalisé que ce n’était absolument pas aussi simple qu’on l’avait prétendu.


Alors, j’ai décidé de faire mon cours amiantose 101 en autodidacte sur internet et de faire honneur à mon père en empêchant cet homme de dire que tous les médecins qui l’ont soigné se sont trompés et que lui seul a raison, selon sa prétention. 22 médecins se sont prononcés, confirmant le diagnostic à chacune de ses hospitalisations.


J’ai travaillé jour et nuit, à m’en rendre malade, mais je n’ai pas abandonné. J’ai lu et relu au moins 250 jurisprudences. J’ai lu la loi. J’ai lu des études dont les premières lectures étaient complètement du chinois pour moi.


Je me suis familiarisé avec la terminologie et réussi à réunir les informations nécessaires pour avoir une défense qui pourrait retenir l’attention de la juge.


J’ai même réussi à relever des erreurs de l’anatomopathologiste et des mensonges honteux de la part du médecin expert mandaté par l’employeur.


Ce procès fut interminable. Il y a eu 2 remises. 3 journées d’audition dont la dernière a eu lieu le 15 janvier 2019.


Nous devions recevoir la décision en avril 2019, mais la juge a réclamé 3 demandes de prolongation.

Elle a commencé à travailler sur notre dossier seulement en juin et ne l’a pas terminé et est partie en congé de maladie.


Et depuis le 15 juillet 2019, nous sommes sans nouvelles du tribunal, sauf pour les quelques informations que j’obtiens lorsque j’appelle sa secrétaire.


Trois ans, 2 mois et 16 jours après l’acte introductif, nous sommes toujours en attente d’une décision du tribunal. C’est inhumain. Car 11 autres travailleurs sont malades à cette entreprise, dont un autre travailleur est décédé au début de l’année 2019.


Je sais que cette décision est importante car elle fera jurisprudence et je l’espère aidera ces travailleurs qui subiront le même sort que mon père et qu’eux aussi seront désemparés lorsque l’employeur fautif en appellera de la décision de la CNESST.


Qu’au-delà de la mort d’un époux, d’un père, d’un frère ils auront à souffrir des années avant de pouvoir faire leur deuil car chaque soir ils s’endormiront dans l’attente d’une 4

décision qui ne vient jamais. Et au-delà de l’argent, ce que l’on désire c’est que les responsables assument leurs responsabilités après avoir causé par leur insouciance autant de maladies débilitantes et mortelles provoquant ainsi des souffrances intenables aux victimes des ces maladies et leurs familles. Tout ce qu’ils veulent, c’est faire des profits impunément.


Ce fut le seul employeur de mon père, il a débuté son travail chez eux en 1959. Cet employeur savait que mon père avait des plaques pleurales depuis 1989, car chaque année ils passent des radiographies pulmonaires à leurs employés. C’est inscrit noir sur blanc dans le dossier de mon père : plaques pleurales, contact avec l’amiante par le passé.


Ce que j’aurais aimé pour moi et ma famille et ce que j’aimerais pour l’avenir, pour les prochaines victimes, car il y en aura d’autres et ce scénario se répétera à coup sûr, est d’avoir obtenu plus de support de la part de la CNESST lors de la contestation du dossier par l’employeur. En effet, ce ne sont pas toutes les victimes et leurs familles qui ont les moyens d’engager des avocats et des témoins-experts pour contrer les expertises obtenues par l’employeur. Ce n’est pas donné à tout le monde non plus de fouiller la littérature scientifique et la jurisprudence pour se préparer pour l’audition devant le TAT.


En conséquence, la CNESST devrait mieux outiller les victimes de maladies causées par l’amiante et leurs familles pour faire face à des contestations venant des employeurs :


  • En fournissant des informations scientifiques à jour (ex. seuil sécuritaire d’exposition à l’amiante comme cause de cancer n’est pas encore identifié par les scientifiques etc) et

  • En se présentant au tribunal de première instance comme elle fait lorsque la contestation vient des travailleurs.


On pourrait aller plus loin en imitant notre voisin ontarien qui a créé un Bureau des conseillers des travailleurs, un organisme indépendant rattaché au Ministère du Travail qui fournit des services gratuits aux travailleurs en matière d’indemnisation.


(http://www.owa.gov.on.ca/fr/about/Pages/default.aspx)


C’est que quelqu’un de la CNESST, idéalement un pneumologue, soit attitré pour accompagner les victimes ou leur succession lors des audiences et venir soutenir le diagnostic posé par les 6 pneumologues mandatés par la CNESST.


Cela se fait lorsqu’un dossier est refusé, alors pourquoi pas le contraire.


Ce serait tellement plus juste pour le travailleur malade ou la famille endeuillée d’avoir un spécialiste qui explique au juge sur quoi ils se sont basés pour leur diagnostic et démontrer que le médecin expert prend des détours parfois douteux pour influencer le juge. Surtout qu’il n’y a personne pour s’opposer vraiment à des arguments tellement scientifiques et complexes.


Et surtout de grâce, que le tribunal n’accepte pas que des dossiers soient remis surtout parce que l’avocat invoque qu’il n’a pas eu le temps de se préparer, alors que la date d’audience est déterminée 6 mois d’avance. Mon souhait est d’humaniser les tribunaux et de ne pas éterniser les souffrances des familles et leur permettre de faire leur deuil. Car tant qu’une cause est pendante, le deuil est impossible à faire.


Notre histoire est beaucoup plus complexe, mais elle se complétera certainement avec les histoires des autres victimes, car on vit presque tous la même chose.


Merci de m’avoir lu, c’est un privilège pour moi de pouvoir m’adresser à vous, et j’espère que lorsque vous aurez des recommandations à faire vous aurez une pensée pour les victimes. Mon père s’appelait Réjean.


Sa fille


Sylvie Provost

Rejean
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